Vers l'émergence d'un «populisme vert» en Suisse ?
Deux chercheurs de l’EPFL théorisent le rapprochement des partis populistes de droite suisses avec certaines idées écologistes pour élargir leur électorat. Dans les discours récents, la métropolisation et la densification du pays, qui seraient encouragées par l’immigration, conduiraient à la disparition des espaces naturels et l’augmentation de l’empreinte carbone du pays.
Lorsque le sociologue espagnol Ander Audikana s’installe en Suisse en février 2014, il ne s’attend pas à vivre un évènement qui va secouer le pays. Quelques jours après son arrivée, la population helvétique valide à 50,3% l’initiative populaire « contre l‘immigration de masse », déposée par l’Union démocratique du centre (UDC). Ce résultat qui prend de court une partie du monde politique et économique, étonne aussi les collaborateurs étrangers du Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l’EPFL, où Ander Audikana fait un post-doctorat. « On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. C’est là qu’est né un projet de livre, dans lequel on a travaillé sur les controverses autour de la libre circulation en Suisse, et qu’on est allés interviewer les appareils de direction de tous les grands partis », se rappelle Vincent Kaufmann, directeur du LaSUR.
L’essai « Mobilité et Libre circulation en Europe : un regard suisse » parait en 2017, mais les deux chercheurs ne s’arrêtent pas là. L’abondante matière première fournie par les réactions au résultat du référendum de février et ceux de l’initiative populaire Ecopop « Halte à la surpopulation - Oui à la préservation durable des ressources naturelles », rejetée en novembre 2014 par les Suisses, leur font remarquer une évolution dans les discours des partis populistes de droite.
« Les positions actuelles de ces partis sont bien sûr basées sur des discours traditionnels de type identitaire et souverainiste. Mais nous avons constaté que ces récits peuvent progressivement se combiner avec les préoccupations et les arguments associés au discours pro-environnemental », explique Ander Audikana. Dans un article publié le 14 juillet dans la prestigieuse revue de recherches urbaines International journal of urban and regional research, il théorise avec Vincent Kaufmann l’émergence d’un « populisme vert » urbain en Suisse.
La métropolisation pointée du doigt
Selon les chercheurs, ce processus d’actualisation du récit permet aux partis populistes de droite suisses de trouver un soutien parmi les groupes et les individus qui ne les ont pas traditionnellement soutenus dans le passé. Les entretiens et l’analyse de prises publiques de position de certains représentants politiques lors des deux votations populaires de 2014 leur permettent notamment de vérifier l’existence d’un consensus avec les partis verts sur certaines thématiques pro-environnementales.
Le principal argument du « populisme vert » en faveur de l’écologie tient dans l’image de la métropolisation du pays. Ce processus bien réel qui conduit les villes à s’interconnecter, se centraliser et s’internationaliser peut mener, dans un territoire comme la Suisse, à un développement urbain et à une augmentation du trafic et des couts du logement, mais aussi de la pollution, de la consommation d’énergie, voire à la transformation du paysage.
« Ces partis politiques considèrent que ce processus est lié à une immigration forte, qui déclenche une dynamique territoriale poussant vers un besoin d’infrastructures plus grand. L’idée du discours est donc c’est de dire que si on veut empêcher ce développement urbain et ses conséquences négatives d’un point de vue environnemental, il faut limiter la migration », continue Ander Audikana.
Élargir l’électorat
Vincent Kaufmann souligne l’émergence en 2014, notamment en Suisse alémanique, du « Dichtestress », le stress de la densité, avec l’argument politique de la Suisse à 10 millions d’habitants, la bétonisation du territoire, des trains bondés. On peut ainsi lire, dans une publication de l’UDC sortie en septembre 2020 dans le cadre de l’initiative « pour une immigration modérée » (rejetée par la population) : « Chaque année, de précieux espaces verts pour une taille équivalente à 2’941 terrains de football sont bétonnés en raison d’une immigration massive. Veut-on encourager une telle politique plus longtemps ? » Dans la même publication, le directeur de l’association écologiste Ecopop encourage à voter « oui » au référendum « par amour de la nature et de l’environnement ».
Alors que l’électorat traditionnel des partis populistes de droite, plutôt issu des espaces ruraux, tend à diminuer, inclure l’argument de type écologiste dans les discours politiques permet de séduire certains habitants des centres urbains qui partagent l’idée de la détérioration de la qualité de vie à cause du processus d’interconnexion des villes, estiment les deux sociologues. Une stratégie qui peut parfois faire mouche dans un pays où les problématiques écologiques préoccupent beaucoup la population, attachée à la place du paysage et de la nature.
En cela, la Suisse est un bon laboratoire d’étude pour les chercheurs du LaSUR. « C’est un petit pays, très dense pour sa partie habitée, où le sol est une ressource rare. Le développement se concentre sur une petite portion du territoire, et la pression induite permet à ce genre d’arguments d’éclore. Ce n’est pas le même cas de figure en Espagne par exemple », précise Vincent Kaufmann.