«Si l'outil est trop banal, on pense banal»
L’architecte Bernard Tschumi a fait don à l’EPFL des archives du projet «Ponts-Ville», développé en 1988 pour la ville de Lausanne. Que racontent ces documents? Entretien en marge de sa conférence donnée à l’EPFL le 11 octobre dernier.
Cinq maquettes, douze rouleaux de plans, des dizaines de dessins, photographies et dossiers… Les archives du projet «Ponts-Ville», développé en 1988 par Bernard Tschumi pour la ville de Lausanne, ont voyagé du bureau new-yorkais de l’architecte jusqu’à l’EPFL. Bernard Tschumi vient d’en faire don aux Archives de la construction moderne (Acm). Ces archives rejoignent celles de son père, Jean Tschumi, fondateur de l’Ecole d’architecture à Lausanne et architecte, entre autres, du siège de la Vaudoise assurance à Lausanne, des bâtiments de l’Organisation mondiale de la santé, à Genève, et du siège de Nestlé, à Vevey.
Le projet «Ponts-Ville» mené en collaboration avec Luca Merlini, a remporté en 1988 un concours d’idées lancé par la municipalité de Lausanne. Celui-ci visait à développer la vallée du Flon, alors une zone industrielle en friche. Avec Ponts-Ville, l’architecte franco-suisse proposait de construire quatre «ponts habités» entre le pont Chauderon et l’actuelle place de l’Europe, pour relier les deux côtés de la vallée. Il projetait de ne conserver que quatre des entrepôts existants. Une grande zone verte au sud du site, sur les côtes de Montbenon, figurait dans le projet.
Les ponts devaient abriter des logements, des commerces, un théâtre, un musée, une salle de conférence pour l’Université de Lausanne et l’Ecole cantonale d’art contemporain (ECAL). Des accès en diagonale (escaliers, rampes) complétaient le programme.
Mais voilà. Rien ne s’est passé comme prévu. Le projet restera huit ans dans les tiroirs de la Municipalité, confrontée aux oppositions des propriétaires des lieux, la Holding LO, et à une alliance entre la droite, les écologistes et le Parti Ouvrier populaire (POP). Il sera finalement abandonné. En collaboration avec les architectes Luca Merlini et Emmanuel Ventura, Bernard Tschumi ne construira que l’Interface Flon (passerelle piétonne, place de l’Europe, gare de métro et gare du LEB), inaugurée en 2001. La Holding LO développera indépendamment le reste du quartier.
Figure incontournable de l’architecture mondiale, Bernard Tschumi a donné une conférence le 11 octobre dernier à l’EPFL devant une salle comble, dans le cadre de l’exposition Isle of Models, organisée par Archizoom. Rencontre.
Trente ans après sa conception, quelles leçons les chercheurs et étudiant-e-s de l’EPFL pourront tirer des archives du projet Ponts-Ville?
Le projet Ponts-Ville comporte deux grands aspects. Le premier est architectural et urbanistique, dans le sens du concept: le projet vise à comprendre comment les caractéristiques d’un site peuvent être génératrice d’une idée abstraite. Et comment cette idée abstraite peut ensuite être transformée pour devenir une partie intégrale du site lui-même. Dans ce cas, la topographie de la vallée du Flon suggère un travail à la fois architectural et urbanistique. Il n’y a plus de différence entre les deux. Le concept et le contexte se fondent l’un dans l’autre. Le deuxième aspect est la question du détournement. En l’occurrence, ici, celle de la typologie du pont que nous avions souhaité transformer pour en faire un lieu où on habite, où on étudie et où on achète des biens de consommation. Nous ne sommes pas les premiers à avoir proposé de détourner une infrastructure pour en faire de l’architecture, on peut penser notamment au Ponte Vecchio de Florence. Ces éléments pourront donc intéresser les chercheurs, notamment parce que les usages et les cultures ne changent pas beaucoup d’un siècle à l’autre en architecture. Du 15ème au 21ème siècle, on est confronté aux mêmes problématiques, parce qu’elles sont en trois dimensions, parce que les matériaux se ressemblent et parce que l’échelle est celle de l’homme.
Que pensez-vous du quartier du Flon tel qu’il est aujourd’hui?
Il m’a toujours semblé que le projet Ponts-Ville était une occasion manquée. Les lotissements actuels ne tirent pas avantage de la topographie lausannoise. Nous avons une partie basse, en fond de vallée, et une partie haute. La diagonale, le passage du haut vers le bas, est totalement ignorée. Lausanne est pourtant l’une des très rares villes tridimensionnelles, c’est une sorte de Metropolis, en référence au film de Fritz Lang. Si vous regardez des images de l’architecte futuriste italien Antonio Sant'Elia (1888-1916, ndlr.), avec ses ponts qui franchissent d’énormes portées, c’est Lausanne. Je ne connais aucune ville qui a une telle densité de ponts. Le pont à Lausanne a de plus une dimension d’urbanité, ce n’est pas uniquement une infrastructure. Les ponts habités de Ponts-Ville auraient donc été un moyen de communication entre le haut et le bas.
La construction de tours ne pourrait-elle pas aussi remplir ce rôle à Lausanne?
La tour est en réalité un poncif, une typologie paresseuse. Mettre une tour au hasard n’a absolument aucun sens. A Manhattan, il y a eu des tours en raison de l’exiguïté du territoire, parce que le sous-sol y était favorable et parce que quelqu’un a eu la bonne idée d’inventer l’ascenseur. Mais quand on me dit qu’on va faire une tour à Chavannes, je me dis: «Pourquoi? Quel est le concept?» La tour la plus intelligente de Lausanne reste à ce jour la tour Bel-Air car elle travaille du sol jusqu’au fond de la vallée et est très justement placée à la fin du Grand Pont. Une tour de vingt étages allant du bas et au-delà du Pont Bessières pourrait aussi fonctionner.
Vous avez été doyen de l’école d’architecture de l’Université de Columbia de 1988 à 2003, un poste mené en parallèle de votre bureau d’architecture. L’avènement du numérique vous a toujours intéressé dans ces deux fonctions. Quel bilan faites-vous de cette transformation de l’enseignement en architecture et du métier d’architecte?
Quand je commence en tant que doyen en 1988, en aucun cas je me dis que je vais faire de Columbia un lieu de recherche en informatique. Mais trois ou quatre ans plus tard, on s’aperçoit qu’il existe de nouveaux logiciels de visualisation pas du tout exploités par les architectes, des logiciels d’effets spéciaux en lien avec le film Jurassic Park (1993) ou liés à la biologie et à la mécanique des fluides. Là aussi intervient l’idée de détournement. On commence alors à regarder comment ces logiciels pourraient être détournés de leurs objectifs premiers et être appliqués à l’architecture. On provoque alors une contamination des champs de connaissance. Le logiciel AutoCAD existait déjà depuis 1985 mais n’était pas très excitant. Ces nouveaux logiciels nous font entrer dans une phase d’expérimentation. On découvre que nous pouvons inventer de nouveaux types d’espace et essayons de les appliquer à des projets réels. C’était une période passionnante. Très vite, ces logiciels ont toutefois été adaptés par le marché qui les a rendu beaucoup plus «civilisés». On arrive tout à coup à construire facilement une maison, une étagère, un paysage…
Et en quoi est-ce une perte?
Au lieu d’être une pensée nouvelle, ces logiciels essaient d’imiter la réalité. Cet hyperréalisme est un dérapage complet par rapport à la période d’invention que j’évoquais. Il se passe donc un autre problème: le client, le maître d’ouvrage, découvre soudainement des images qui ressemblent à la réalité et au lieu d’essayer de regarder un projet avec son intelligence, il le regarde uniquement au premier degré. Il veut voir «à quoi ça ressemble». L’architecte est donc confronté aujourd’hui à des décideurs qui ne savent plus lire un plan, une coupe ou quoi que ce soit d’abstrait. Pour moi, il en résulte une très grande perte en architecture. Toutes ces images hyperréalistes rentrent dans une sorte de Dictionnaire des idées reçues, tout devient très banal. L’outil que l’on utilise a une influence sur la manière dont on pense. Si l’outil est trop banal, on pense banal. Les architectes doivent donc se libérer de cela, le transcender. Lorsque nous avons rendu le projet Ponts-Ville, l’abstraction de certains dessins était extrême. Ce projet ne passerait même pas la première étape de sélection d’un concours d’architecture aujourd’hui.
Comment luttez-vous contre cette homogénéisation dans votre enseignement à l’Université de Columbia?
Nous essayons, mes collègues et moi, de renouveler le système de représentations. Par exemple, en maltraitant les images informatiques ou en les évitant complètement. Nous essayons de forcer le logiciel à faire des choses pour lesquelles il n’a pas été conçu. Pour faire avancer le concept d’une manière qui va au-delà de l’hyperréalisme.
Bernard Tschumi en dates
- 25 janvier 1944: Naissance à Lausanne d’un père suisse, Jean Tschumi, et d’une mère française
- 1969: Etudie entre Paris, Londres et Zurich. Diplôme d’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich
- 1969-1980: Enseigne l’architecture à la “Architectural Association” de Londres
- 1975: S’installe à New York
- 1981 et 1994: Publie “The Manhattan Transcripts” (Academy Editions et St. Martin’s Press)
- 1983: Remporte le concours du Parc de la Villette à Paris et ouvre son agence en France
- 1988: Fonde le bureau d’architecture de New York Bernard Tschumi Architects (BTA); Remporte le concours d’idée de la ville de Lausanne pour le quartier du Flon avec le projet «Ponts-Ville»
- 1988-2003: Occupe le poste de Doyen de la “Graduate School of Architecture, Planning and Preservation” de l’Université de Columbia, New York
- 1994-2010: Publie "Event-Cities series" (MIT Press)
- 1994: Bernard Tschumi: Architecture and Event, exposition au MoMA, New York
- 1997: Fresnoy-Studio national des arts contemporains, Tourcoing
- 1999: Lerner Hall Student Center, Columbia University, New York
- 1999: Ecole d’architecture de Paris, Marne-la-Vallée
- 2001: Interface Flon, Lausanne
- 2001: Zénith de Rouen
- 2003: Ecole d’architecture de l’Université internationale de Floride, Miami
- 2002: Fonde le bureau d’architecture de Paris, Bernard Tschumi urbanistes Architectes (BtuA)
- 2004: Siège et manufacture Vacheron Constantin, Genève
- 2007: Richard E. Lindner Athletics Center, Cincinnati, Ohio
- 2007: Zénith de Limoges
- 2007: BLUE Tower (Blue Condominium), New York
- 2007: Ecole cantonale d’art contemporain (ECAL), Lausanne
- 2009: Musée de l’Acropole, Athènes
- 2012: Publie "Architecture Concepts: Red is Not a Color" (Rizzoli), New York
- 2012: Musée archéologique d’Alésia
- 2014: Zoo de Vincennes, Paris
- 2014: Paul & Henri Carnal Hall, Institut Le Rosey, Rolle
- 2017: Exploratorium, Musée de l’industrie et de la ville, Tianjin (Chine)